dimanche 6 décembre 2015

Mais une femme amoureuse se croit toujours l’exception


   Occupé la plupart du temps à des tournois de tir, ou absorbé dans d’interminables discussions politiques, il semble de loin préférer la compagnie masculine. Mais il suffit qu’un homme s’empresse autour de Selma plus longtemps que ne l’exigerait la simple courtoisie, pour qu’il apparaisse, et sans remarquer les regards furibonds qu’on lui lance, se mêle à la conversation. Parfois même, l’air préoccupé, il l’interrompt carrément :
-  Excusez-moi, mon cher, dit-il, Selma, j’ai à vous parler. Et d’autorité il la prend par le bras et l’emmène.
    La première fois qu’il l’a ainsi « enlevée », elle s’est rebiffée !
-    Mais Wahid, qu’est-ce qui vous prend ? Vous agissez comme si j’étais votre propriété !
   Il l’a regardée.
-    Cela vous déplairait-il tellement de l’être ?
   Comme elle restait sans voix, tendrement il lui a pris la main et l’a baisée au creux de la paume. Un frisson l’a parcourue, elle n’avait jamais senti de pareil. Elle a fermé les yeux et elle a pensé : «  Oui, je serai tienne. »
-  Selma, a-t-il ajouté très bas, il faut que vous sachiez combien vous êtes importante pour moi. Ne flirtez pas avec ces imbéciles !
   Et il est parti brusquement  retrouver ses amis.
-  Faites attention, Selma, la prévient Amal qui s’inquiète de voir son amie de jour en jour plus distraite, Wahid n’a jamais su ce qu’il voulait. Je ne voudrais pas que vous souffriez.
   Mais une femme amoureuse se croit toujours l’exception et Selma, pour la première fois amoureuse. La carapace que ces dernières années elle s’était forgée, regardant autour d’elle avec une pitié un peu dédaigneuse les ravages qu’opérait l’amour, s’est déchirée d’un coup. Elle a l’impression de se retrouver nue, et elle s’étonne d’être aussi heureuse.
   De son côté, Wahid semble s’apprivoiser. Désormais, lorsqu’il la regarde, il oublie son sourire ironique ; ses yeux ne sont que tendresse. Souvent elle l’accompagne dans de longues promenades, indifférentes aux inévitables ragots. Il lui parle de son enfance, de son père qui, même mort, l’a longtemps empêché de vivre.
-   Je ne souhaite à personne d’être le fils d’un héros. (…) J’ai mis longtemps à me débarrasser de son fantôme ; parfois je ne suis pas sûr d’y  être tout à fait parvenu.
   Dans ces moments, il semble si perdu que le cœur de Selma se serre. Elle lui prend la main, plonge ses yeux dans les siens.
- Wahid, je sais que vous accomplirez de grandes choses. L’important, c’est que vous ayez confiance en vous.
   Il lui sourit reconnaissant.
-   Vous êtes si différente des autres femmes, vous avez l’air fragile et vous êtes  si forte…
   Selma veut protester mais, il ne lui en laisse pas le temps.
-    Je sais que vous êtes forte, c’est ainsi que je vous aime.
Il la veut tout d’une pièce, sans hésitations ni craintes, alors souhaiterait enfin se montrer telle qu’elle est, débarrassée de son personnage de princesse insolente, sûre d’elle. Mais chaque fois qu’elle commence à lui confier ce qui en elle est le plus tendre, le plus sincère, il se dérobe. Comme s’il avait peur. Comme s’il voulait qu’elle soit un roc sans fissure, afin de pouvoir rêver qu’un tel roc et qu’il peut lui aussi, le devenir un jour…
   Alors elle se tait et l’écoute, étonnée de se sentir cette nouvelle patience de femme – force ou faiblesse ?

                   Kenizé Mourad, De la part de la princesse morte (p260, 261)


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