mercredi 3 juin 2015

Dans la ville d’or et d’argent ( Extrait 3 du chapitre 8 )



   Des palanquins attendent devant le lourd portail de zénana. Dissimulée sous ses voiles, Hazrat Mahal y prend place, accompagnée de son fils Birjis, ravi de l’aventure, et de quelques servantes. Mammoo la suit avec une vingtaine d’hommes robustes chargés de ses malles.
   A travers les rideaux légèrement écartés, elle regarde, nostalgique, s’éloigner le palais à la coupole d’or où elle a vécu ces douze dernières années, ce lieu où elle fut une favorite comblée et où des fêtes somptueuses avaient accueilli la naissance de son fils, là où elle avait connu un an de bonheur et de gloire, puis onze années de quasi-oubli, sort commune à toutes les belles prisonnières des harems. Encore ne peut-elle se plaindre, son don pour la poésie lui ayant conservé jusqu’à la fin l’attention du souverain.
   Arrivée au palais de Kaisarbagh, elle va traverser une suite de vestibules, de terrasses et de cours intérieures, explorer une multitude  de chambres vides, elle est seule, elle prend tout son temps. Son choix se porte finalement sur une dizaine de pièces spacieuses et claires donnant sur une véranda garnie de bougainvilliers.  Mammoo et les servantes vont s’affairer à les rendre aussi confortables que possible, réquisitionnant çà et là coffres, divans, tentures et tapis.
   A peine a-t-elle achevé de s’installer qu’en fin d’après-midi arrivent ses malheureuses compagnes, décoiffées et les vêtements en désordre. A travers leurs récits entrecoupés de sanglots et d’imprécations elle comprend qu’à l’heure dite, sans leur faire grâce d’une minute, les soldats les ont saisies et, malgré leurs cris, les ont fait sortir de force devant la population effarée. Puis ils ont jeté pêle-mêle leurs effets dans la rue, volant des bijoux au passage.
   Ces violences gratuites infligées aux épouses royales suscitent une telle indignation que le bruit en parvient jusqu’au nouveau gouverneur général à Calcutta.
[…]
   Désormais, au palais de Kaisarbagh les journées s’écoulent mornes et sans plus d’espoir. Hazrat Mahal a cessé de rédiger ses comptes rendus au roi, elle est maintenant persuadée qu’il ne les reçoit pas ou s’il les reçoit, qu’il ne les lit pas, trop occupé de recréer dans sa nouvelle demeure les fastes de la vie d’antan. Insensiblement, elle sombre dans la mélancolie malgré les efforts de Mammoo pour la distraire.
   Elle qui aimait tant composer des poèmes n‘en a même plus envie. Elle écrivait pour apporter aux autres de la beauté et du rêve, pour transmettre des idées, des sentiments, des parcelles de vie, petits cailloux sur le chemin d’une sérénité qu’elle cherchait et voulait faire partager.  Elle n’écrit pas pour exhiber sa peine et répugne au narcissisme maladif qui juge ses miasmes si dignes d’intérêt qu’il veut en faire profiter la terre entière. Quoi de plus beau que le malheur ? Chacun en fait la quotidienne expérience, on «  tombe dans le malheur ». Le bonheur, en revanche est un art, de tout temps livres et écoles de philosophie ont essayé d’en indiquer les divers chemins. C’est dans cette  voie qu’elle s’inscrit.
   Pourtant les épreuves de sa jeunesse lui ont appris que le malheur peut être un cadeau si on sait le considérer non comme un état mais comme une étape nécessaire pour se comprendre et comprendre le monde, se dépasser et ainsi arriver peu à peu à la sérénité. Pour elle, cette transformation passe par l’écriture. Elle voit l’écrivain comme un alchimiste dont toute l’existence est une tentative de changer les ténèbres en lumière, un grand œuvre qui exige d’y consacrer ses nerfs et son sang.
   Mais elle n’est pas encore prête à cela, elle a trop besoin d’action, l’écriture est pour elle un temps de réflexion indispensable mais qui ne comble pas sa soif de vivre


             Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent (108, 109, 110, 111 )

3 commentaires:

  1. J'ai retenu de ce chapitre:
    "Elle voit l’écrivain comme un alchimiste dont toute l’existence est une tentative de changer les ténèbres en lumière, un grand œuvre qui exige d’y consacrer ses nerfs et son sang."

    Quel programme, changer l'ombre en lumière!

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  2. En effet, très beau passage poétique !

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