vendredi 26 juin 2015

Dans la ville d’or et d’argent ( extrait 2 du chapitre 18 )




   Le défilé a pris fin. Imposant le silence d’un geste, le rajah de Mahmoudabad prend la parole :
   « Etant donné l’extrême jeunesse de notre roi, sa mère, la très noble bégum Hazrat Mahal, est selon la coutume, nommée régente jusqu’à la majorité de son fils. Elle sera conseillée par moi-même, en tant que porte-parole des taluqdars, par le rajah Jai Lal Singh, représentant l’armée et, bien sûr, par ses ministres. Je vous demande de lui prêter allégeance.
-          Permettez, Rajah sahab ! »
   La bégum s’est avancée tandis que, surpris par cette intervention peu protocolaire, le rajah s’efface.
   Majestueuse dans sa garara de brocart, Hazrat Mahal, désormais reine mère, parcourt l’assistance d’un regard impérieux, elle prend son temps, ce qu’elle va leur dire requiert toute leur attention.
   « Altesses, saheban, la situation dramatique de notre pays nous a persuadés, mon fils et moi, d’accepter la lourde responsabilité du pouvoir. En ces temps troublés cela implique de mettre notre vie en jeu. Nous avons pris ce risque car nous sommes conscients que le combat pour l’indépendance a besoin d’un symbole incontestable autour duquel s’unir, et que ce ne peut être que le fils de notre bien-aimé souverain, Wajid Ali Shah.
   «  Mais si nous nous engageons, nous vous demandons à vous aussi de vous engager. Si je n’ai pas cette assurance, si je dois craindre que les revers ne vous fassent abandonner la lutte, je ne risquerai pas la vie de mon fils unique. Aussi, je demande à chacun d’entre vous de venir prêter serment, soit sur le saint Coran, soit sur cette jarre contenant l’eau sacrée du Gange, de combattre fidèlement et sans répit jusqu’à ce que nous ayons chassé les Britanniques.

   Quelle femme !
   Abasourdi le rajah Jai Lal la contemple, jamais il ne  se serait attendu un tel discours, lui qui pensait la reconnaître !
   N’importe quelle autre eût été trop heureuse de devenir régente pour songer à poser ses conditions. Mais elle a raison, elle connaît la versatilité des taluqdars.
   Cependant, autour de lui  les murmures enflent : «  Comment ose-t-elle nous parler ainsi ? Pour qui se  prend- elle ? Après tout ce n’est qu’une ancienne danseuse, elle n’a rien à exiger. Si elle n’est pas contente nous nous passerons d’elle ! »
   Jai Lal sent le danger ; si l’ont n’intervient pas immédiatement, la situation risque de dégénérer. Or sans l’autorité d’un roi, il sera impossible de contenir l’armée et d’unir les taluqdars, les Anglais auront tôt fait de reprendre le pouvoir et leur vengeance sera terrible.
   Un regard échangé avec le rajah de Mahmoudabad, celui-ci va tenter de calmer les esprits :
   « Nous devrions être offensés par vos paroles, Houzour, déclare-t-il d’un ton sévère, mais comprenons qu’elles sont dictées par l’amour maternel et la crainte du danger auquel vous exposez votre fils Nos mères auraient sans doute agi de même. Aussi je pense exprimer le sentiment général en ne vous en tenant pas rigueur. La générosité des taluqdars ne sera pas prise en défaut : si la seule façon de rassurer votre faiblesse est d’accéder à votre surprenante requête, je pense que nous pouvons vous accorder cette faveur.
   Et, sans laisser à la bégum le loisir de réagir, il s’approche du Coran et lève la main pour prêter serment, suivi immédiatement par Jai Lal qui se dirige vers la jarre contenant l’eau du Gange, puis, après quelques hésitations, par  tous les rajahs et nawabs qui, les uns et les autres, viennent prêter serment sur leur symbole sacré.

                   Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent   ( P 238, 239, 240 )


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