mercredi 27 mai 2015

Dans la ville d’or et d’argent ( Extrait 2 du chapitre 2 )


   Quelques jours plus tard, deux femmes s’étaient présentées au domicile du bonheur. Sous leur burqua noire, elles arboraient des gararas de couleurs vives et leurs visages étaient lourdement fardés. L’épouse du brodeur les avaient aussitôt reconnues : c’étaient   Ammam et Imaman, d’anciennes courtisanes qui écumaient la ville et ses environs à la recherches de jolies filles qu’elles formaient aux bonnes manières, à la danse et aux arts divers avant de les proposer herems des aristocrates ou, pour les plus doués au harem royal.
   L’affaire avait été vite conclue. D’autant que Muhammadi, bourrelée de remords, avait avoué sa faute et que sa tante, qui ne l’avait jamais aimée, n’avait dorénavant aucun scrupule à s’en débarasser. Par chance, son époux, qui aurait pu s’émouvoir des pleurs de sa nièce, était absent. […]
   Muhammadi ne pleura pas longtemps. Le monde qu’elle découvrait était fascinant. La vaste maison d’ Ammam et Imaman se trouvait au centre du Chowq, le grand bazar de la vieille ville, avec ses étals de Kebabs et d’appétissantes friandises, ses innombrables artisans, ses fameux bijoutiers, chausseurs, parfumeurs et brodeurs renommés dans toutes les Indes, l’ensemble baignant dans une odeur d’épices et de jasmins.[…]
   La demeure d’Amman et Imaman pouvait accueillir une dizaine de pensionnaires – en recevoir davantage aurait été mettre en péril la qualité d’un enseignement remarquable. Levées dès 5 heures du matin, après leurs ablutions à l’eau froide, les jeunes filles faisaient leurs prières- dans leur éducation, religion et moralité étaient primordiales.
   Après un petit déjeuner léger, les leçons commençaient, qui se poursuivaient jusqu’à 2 heures de l’après-midi. Leçon de maintien, de danse et de chant, leçons de musique également, chacune devant savoir jouer d’eau moins un instrument, le sitar, le sarangui ou le tabla. L’après-midi, après une collation frugale, venait l’enseignement du persan, langue de la cour et des poètes, et l’on s’essayait à composer. C’était le moment que préférait Muhammadi, celui où elle pouvait laisser libre cours à son imagination et à sa sensibilité, dans les limites des codes de la poésie classique.
   Le soir, les pensionnaires avaient quartier libre et en profitaient d’autant que leurs «  bienfaitrices » étaient paries rendre visite à de potentiels clients. C’était alors la fête, on se maquillait soigneusement, on dansait vêtues de voiles transparents, on mimait des scènes de passion et de jalousie, on évinçait toutes ses rivales et l’on rendait fou d’amour un beau prince qui vous couvrait de bijoux. Chaque soir, elles ajoutaient un nouvel épisode au rêve, vivant par anticipation l’avenir brillant promis par les deux sœurs à leurs élèves les plus douées. Et chacune se savait la plus douée.
   Au début, Muhammadi avait participé à ces jeux mais c’était vite lassée.  Elle préférait s’isoler pour calligraphier ses poèmes ou discuter pendant des heures avec Mumtaz, une fille originaire comme elle des environs de Fayzabad.

                 Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent (p 30, 31, 32)
                                                      
                                                                                                                     ( A suivre...) 
                                                                                                                         



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