lundi 23 juin 2014

La fleur bleue


   Il se trouva couché sur une molle pelouse, au bord d’une source qui jaillissait et semblait se dissiper en l’air. Des rochers d’un bleu foncé, striés de veines de toutes couleurs, s’élevaient à quelque distance; la clarté du jour qui l’entourait était plus limpide et plus douce que la lumière habituelle; le ciel était d’azur sombre, absolument pur. Mais ce qui l’attira d’un charme irrésistible, c’était, au bord même de la source, une Fleur svelte, d’un bleu éthéré, qui le frôlait de ses larges pétales éclatants. Tout autour d’elle, d’innombrables fleurs de toutes nuances emplissaient l’air de leurs senteurs les plus suaves. Lui, cependant, ne voyait que la Fleur bleue, et il la contempla longuement avec une indicible tendresse. Il allait enfin s’en approcher quand elle se mit soudain à tressaillir et à changer d’aspect; les feuilles devinrent plus brillantes et se serrèrent contre la tige qui s’allongeait; la fleur s’inclina vers lui et les pétales formèrent en s’écartant une collerette bleue où flottait un visage délicat. Son doux émerveillement croissait à mesure que s’accomplissait l’étrange métamorphose, — quand tout à coup la voix de sa mère l’éveilla : il se retrouva dans la chambre familiale que doraient déjà les rayons du matin. Il était trop enchanté pour prendre humeur de ce contretemps ; au contraire, il dit un aimable bonjour à sa maman et lui rendit son embrassement affectueux.


                   Novalis, Henri d’Ofterdingen

    Novalis, de son vrai nom Georg Philipp Friedrich, poète, romancier et philosophe allemand
  Le roman Henri d’Ofterdingen fut traduit de la langue allemande à la langue française en plusieurs versions.
 
    2ème version du même texte


   Il se trouvait sur un moelleux gazon, tout au bord d'une source qui sortait en plein air, et où ses eaux, apparemment, s'évanouissaient. Des roches d'un bleu sombre striées de veines multicolores se dressaient à une certaine distance : mais la lumière du jour était plus limpide et plus douce autour de lui que d'ordinaire, et le ciel, d'un azur presque noir, était parfaitement pur. Ce qui, pourtant, le fascinait avec la force irrésistible d'un charme tout-puissant, c'était, et ici-même, tout auprès de la source, une fleur élancée et d'un bleu lumineux qui l'effleurait de ses larges feuilles resplendissantes. Des fleurs sans nombre et de toutes les couleurs se pressaient autour d'elle, embaumant l'air du plus exquis parfum. Il ne voyait cependant que la seule fleur bleue, et longuement, avec une tendresse qu'on ne saurait dire, il attacha ses regards sur elle. A la fin, comme il voulait s'approcher d'elle, il la vit tout soudain qui bougeait et commençait à se transformer ; les feuilles se faisaient de plus en plus brillantes et venaient se coller contre la tige, qui elle-même grandissait ; la Fleur alors se pencha vers lui, et ses pétales épanouis se déployèrent en une large collerette bleue qui s'ouvrait délicatement sur les traits exquis d'un doux visage. Dans un étonnement émerveillé et délicieux qui ne cessait de croître, il suivait la métamorphose singulière, quand, brusquement, il fut réveillé par la voix de sa mère et se retrouva là, sous le toit paternel, dans la chambre commune où le soleil matinal, déjà, mettait son or.


                     Novalis, Henri d’Ofterdingen

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