mardi 19 novembre 2013

C'est la grosse âme du train qui chante et qui avance



   Il est six heures moins le quart. Le ciel rosit doucement, là-bas. Le train comporte deux wagons de voyageurs. Le reste est composé de citernes de carburant et de wagons vides à ciel ouvert. Les voyageurs montent, s'entraident, choisissent vite un siège. On embarque du matériel, on s'installe, on achète un petit pain pour la route. Au milieu de notre wagon, une jeune fille s'est assise avec à ses pieds une immense bassine emplie de bières et de sodas dans des pains de glace. Derrière nous, une vieille femme lourdement chargée se pose sans mot dire avec ses trois enfants et quatre poules aux pattes entravées. Un couple de vieux habillés comme pour une cérémonie s'installe en face de nous, de l'autre côté de la travée centrale. L'homme a les yeux brillants, il n'ose s'asseoir, ou ne veut pas ; il reste debout, tout de regards, se penche au dehors, s'agite, nous regarde. Dehors, sur les quais, des vendeurs proposent tout ce dont on aura besoin. Par les fenêtres sans vitres, les bras se tendent et se rejoignent, échangent billets et victuailles.
   Six heures. Sous les bras ouverts de Christo Rei baigné de soleil neuf, le train s'ébranle. Les wagons tanguent et cognent dur ­ plus de suspension depuis longtemps.
   Les regards se portent sur quatre voyageurs étonnants : nous sommes un spectacle. Pas la moindre animosité cependant. Le wagon est plein, les sacs envahissent les recoins, s'entassent sous les bancs de bois. A la cohue du départ succède un silence ensuqué ; chacun prend ses marques, s'installant au mieux pour le trajet qui sera long.  Le train contourne la ville. Dehors, sous les pierres qui les tiennent, entre les immenses feuilles vertes et languides des bananiers, les toits de tôle neuve ont le bleu frais du ciel. Les enfants, à notre passage, cessent leurs jeux et nous font des signes de la main ; et le vieil homme, toujours debout, leur répond avec un enthousiasme ravi. […]
   Le voyage en train fait découvrir une autre géographie. On serpente à flanc de pente, suivant presque exactement les courbes de niveau, déroulant des perspectives merveilleuses et toujours changeantes. Lorsque le train prend un virage, le vieil homme se penche par la fenêtre, nous regarde, nous appelle, montrant du doigt dans une extase ravie le convoi et la locomotive : on peut les voir ! C'est la première fois qu'il prend le train, nous dit-il ; il est parti de chez lui il y a maintenant deux jours, et va voir son cousin quelque part dans la plaine que nous avons contemplée depuis la falaise, la veille. Sa femme et lui descendront à Bibala.
   Nous avons quitté les faubourgs, maintenant, et traversons des campagnes désertes, des terres incultes, une mousseline de buissons secs et gris, surmontée ça et là par le feuillage des baobabs, d'un vert tendre. Pas de vie humaine, croirait-on ­ mais le regard surprend, au milieu de rien, la fumerolle d'un petit foyer, un sentier, un berger, deux vaches maigres et placides.
   On prend quelques photos.
   Par les ouvertures béantes des fenêtres nous arrivent un souffle d'air et la morsure du soleil matinal. On se passe de la crème. Le spectacle ravit le vieil homme, qui nous en demande et s'en étale tant bien que mal sur le visage, une vieille souche d'ébène, en riant aux larmes. Il n'en faut pas plus pour que la conversation s'engage avec lui, sa femme, ses voisins. Nous partageons des sodas.
   Le train est à soi un voyage, aux autres incommensurable. Notre convoi s'arrête, repart, s'arrête encore, au milieu de rien, dans des stations improbables, hors du temps. […]
Depuis quelques heures, la torpeur a gagné le wagon. La vie s'est comme arrêtée, immobile et muette ; voyageurs et poules dorment, les enfants s'accrochent aux bras abandonnés des femmes, les têtes dodelinent dans les cahots, le bruit de la ferraille nous berce. Les piles du poste sont mortes depuis longtemps, et les âmes au repos.
C'est la grosse âme du train qui chante, et qui avance.
                                                                          
                       Nicolas DELEAU - Lubango, Namibe

     (Extrait d’un texte publié in http://www.ecrivains-voyageurs.net/pages/extrait2.htm )





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