mercredi 5 juin 2013

La lettre d’ Onéguine à Tatiana




 « Je prévois tout : dévoiler ce triste secret sera vous offenser. Quel amer mépris exprimera votre fier regard ! Qu’est-ce que je veux ? Dans quelle intention vais-je vous ouvrir mon âme ? À quelle cruelle gaieté vais-je peut-être donner cours ?
« Quand je vous ai rencontrée par hasard, je ne sais où ; quand je crus remarquer en vous une étincelle de tendresse, je n’osai pas y croire. Je ne donnai point carrière à la douce habitude qui allait s’établir ; je ne voulus point perdre une liberté qui me pesait pourtant. Autre chose encore nous sépara : Lenski tomba, victime infortunée. Alors j’arrachai mon cœur à tout ce qui lui était cher. Étranger à tous, dégagé de tout lien, je crus que la liberté et le repos remplaceraient le bonheur. Grand Dieu ! Combien je me suis trompé ! Combien je suis puni !
« Non ; vous voir à chaque instant, vous suivre partout, saisir avec des regards amoureux le sourire de vos lèvres et chaque mouvement de vos yeux, vous écouter longtemps, pénétrer son âme de vos perfections, pâlir, s’éteindre, se mourir devant vous, voilà le bonheur.
« Et j’en suis privé ! Je me traîne partout au hasard pour vous rencontrer ; chaque jour, chaque heure, m’est un précieux reste de vie, et je dissipe dans un ennui dévorant mes jours déjà comptés. Je le répète : ma vie est déjà mesurée ; mais, pour qu’elle se prolonge, je dois être assuré, chaque matin, que je vous verrai dans le cours de la journée.
« Je crains : dans mon humble supplication votre regard sévère pourrait découvrir les artifices d’une ruse misérable, et j’entends déjà votre reproche indigné. Si vous saviez combien il est affreux de brûler, d’être dévoré par la soif de l’amour, et de dompter incessamment par la raison l’effervescence du sang ! De vouloir embrasser vos genoux, et répandre à vos pieds, en sanglotant, des aveux, des reproches, des prières, tout ce qui remplit l’âme ; et, au lieu de cela, d’armer sa parole et son regard d’une feinte froideur, de suivre un entretien tranquille, de vous regarder d’un œil réjoui !
« Mais c’en est fait ; je ne suis plus de force à lutter contre moi-même. Je me livre à vous, et je m’abandonne à ma destinée. »


              Alexandre Pouchkine, EUGÈNE ONÉGUINE

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